
Le renégat commençait doucement à ressentir les symptômes du poison. Il s'était privé d'antidote pour cet imberbe jeunot inutile et le regrettait amèrement, à présent que la douleur commençait lentement à envahir son esprit et à embrumer ses pensées.
Il cherchait des yeux ce qui pourrait le sauver, mais force était d'admettre que ses grandes connaissances en potions et cataplasmes n'étaient guère utiles lorsqu'il n'avait pas les ingrédients nécessaires. Il observa la lune, compta les heures qui s'étaient écoulées depuis qu'il était entré dans la forteresse et déduisit que tout ce qu'il pouvait faire était de retarder la lente progression du mal qui se forgeait un chemin à travers ses entrailles.
S'il y avait pensé avant, il aurait saigné son otage pour récupérer le précieux antidote qui coulait dans ses veines, mais c'était trop tard à présent ; son organisme devait l'avoir évacué depuis longtemps. Il n'avait eu en tête que les informations qu'il lui fallait récolter, toujours aussi prêt à donner sa vie pour son but ultime. Aussi le renégat ne cessait-il de boire et de mâcher des feuilles aux propriétés curatives mais au goût atroce. Ce n'était pas suffisant pour le guérir, ni pour soulager la douleur, mais il survivrait jusqu'à ce qu'il eût accès à ses propres décoctions.
- Ça va?
Le Mauel s'était tourné vers lui et jouait avec son couteau. Sa question tranchait nettement avec le ton indifférent qu'il avait employé.
- Très bien, mentit l'apostat avec aplomb, une lueur assassine dans le regard.
- Vous n'avez plus que quelques heures. Les pétales d'Artine? Un poison sournois qui se glisse doucement dans le sang et y laisse des sillons de douleur. J'imagine que vous le savez, au stade où vous en êtes.
- Ferme-la, ver de terre.
- Vous allez vous videz de votre sang par tous vos orifices, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus une goutte dans votre corps. C'est une mort très douloureuse, paraît-il.
L'apostat éclata d'un rire puissant et rauque. Cette douleur-là n'était rien, comparée à ce qu'il avait vécu par le passé. Rien de plus qu'une écharde sous la peau, une égratignure sur la main.
- C'est quoi votre nom?
- Qu'est-ce que t'en as à foutre?
- Faut un nom, pour les rituels funéraires, répondit le mage avec un accent sarcastique.
- Alors oublie pas de me dire le tien, railla le soldat avec un clin d'oeil évocateur.
La menace voilée n'échappa pas au Mauel mais celui-ci se contenta de hausser les épaules sans cesser de jouer avec son couteau. Le renégat ne pouvait s'empêcher de penser à ce qui les attendait à l'aube alors que la souffrance qui s'insinuait dans chaque parcelle de son corps allait sans aucun doute l'affaiblir. C'était à peine s'il parvenait à tailler correctement ses flèches de ses mains tremblantes. Il y grava les runes qui permettaient de les enchanter et dût s'y reprendre à trois fois avant de tracer des signes corrects. Une fois qu'il eût terminé, il glissa les flèches dans les étuis qu'il avait fabriqués spécialement pour elles et attacha ce dernier à l'intérieur de sa botte, grimaçant lorsque le bois dur entra en contact avec les plaies qui s'étaient creusées dans sa peau avec le temps.
- Six flèches? Hier vous n'en aviez que deux. Vous avez compris que nos défenses...
- Je t'ai dit de la fermer! cria le renégat en balançant l'un de ses minuscules couteaux d'acier qu'il gardait dans une pochette à la ceinture.
Le métal tranchant frôla le mage qui avait évité la lune de fer avec souplesse. Le renégat attendait patiemment que l'imberbe daignât prouver son rang de Mauel, mais il ne semblait enclin ni à se défendre, ni à faire usage de la magie. L'apostat s'en trouvait plus méfiant que soulagé et sa suspicion semblait amplifiée par le couteau qui bougeait entre les doigts du jeunot sans que jamais la pointe ne fût dirigée vers son bourreau. Il attendait sans nul doute le bon moment pour frapper ou pour s'enfuir. L'un ou l'autre n'était pas si dérangeant. La première solution donnerait enfin une vraie raison à l'apostat de le saigner pour ne plus avoir à souffrir sa présence - même son objectif ne semblait pas assez important pour supporter un tel fardeau - ; la deuxième le priverait simplement du plaisir d'enfoncer son sabre dans chacun des organes de sa victime. Dans l'hypothèse où il ne lui courrait pas après - la chasse d'une proie s'avérait intéressante avec un humain, et encore inconnue pour le renégat avec un mage.
- Combien d'armes portez-vous en permanence? demanda le vermisseau en réponse à l'attaque de son tortionnaire, attrapant la lune de fer plantée dans un tronc mort pour l'examiner.
Le renégat garda le silence. Si cet idiot ne voulait pas se taire, il allait lui coudre les lèvres ou lui couper la langue. Faire la liste de tout ce qui était tranchant ou mortel serait fastidieux, avec l'épée, le sabre, les deux poignards, la dague, l'arc, les fioles de poisons dans sa petite sacoche et la dizaine de minuscules couteaux dans sa bourse, sans compter ses flèches enchantées. Il aimait la diversité lorsqu'il était temps de choisir la façon dont mourrait sa prochaine victime. Mais pour son contrat, il avait une très belle idée qu'il ressassait chaque soir avant de s'assoupir. Une mort très lente, très douloureuse, qui nécessitait un attirail qu'il saurait construire avec tout ce qu'il trouverait. C'était cette mort qu'il avait choisie pour son ennemi et il ne laisserait rien ni personne changer ses plans.
Le renégat, ayant fini de se préparer pour la mission de l'aube, s'allongea sur le sol pour se reposer, sachant qu'il était inutile de s'inquiéter plus longtemps de la jouvencelle non loin. Son sommeil était assez léger pour qu'il se réveillât à chaque bruit de pas. Il doutait même que le petit nubile eût assez de courage pour enfoncer son couteau dans le coeur d'un homme endormi. Il y avait un gouffre entre tuer lors d'un combat et assassiner une victime sans défense. Cependant, même dans son sommeil, l'apostat était loin d'être sans défense, une main sur son épée, l'autre sur son sabre. Avant de fermer les yeux, il engouffra une dernière poignée de plantes au goût amer et se demanda brièvement si la douleur lui permettrait quelques heures de somnolence.
- L'aube se lève, déclara le mage, espérant sans doute réveiller son tortionnaire par sa voix terriblement agaçante.
L'apostat n'avait pas dormi, bien entendu, mais ces quelques heures de méditation lui avaient permis d'accepter la douleur qui courait dans son corps et d'élaborer sa nouvelle stratégie pour entrer dans la forteresse. Il connaissait les plans du manoir et savait d'ores et déjà qu'il devrait passer par les fenêtres pour pénétrer dans les dortoirs. Si escalader la tour ne serait pas difficile en plein jour, il redoutait simplement d'être repéré. Mais la nuit, la plupart des portes du domaine étaient closes par la magie et entrer s'avérerait plus difficile encore.
Le déserteur n'était cependant pas réputé pour sa discrétion et pénétrer une demeure remplie de mages n'avait rien pour le rassurer. Son dégoût pour la magie était ancré dans son âme.
- Hey, l'aube...
- Je te jure sur ta vie que si tu ouvres encore une fois la bouche, je t'arrache la langue, les dents et te découpe les lèvres pour te les faire avaler.
Sans ouvrir les yeux, l'apostat attrapa les plants qu'il avait cueillis la veille et s'en fit son petit-déjeuner, avant de se relever péniblement et d'étirer ses muscles endoloris.
- On va se faire tuer, commenta doucement le vermisseau en voyant l'état de son persécuteur.
Le soldat éclata d'un grand rire et, d'un geste souple, s'arma comme il se devait avant de s'approcher vivement de son captif et d'écraser sa trachée avec sa main. S'il doutait de sa force, il allait lui montrer. Le mage griffa son bras dans une ruade désespérée mais le renégat tint prise, appuyant plus fort pour pouvoir soulever de terre sa victime.
- Encore un doute sur mes capacités? gronda-t-il en approchant son visage de celui du Mauel, tordu par la douleur et le manque d'oxygène.
Ce dernier tenta d'esquisser un hochement de tête et l'apostat relâcha enfin son emprise, laissant son prisonnier s'échouer au sol en toussant.
- Même à l'agonie je vaux mieux que tous ces putains de mages dans ton château prétendument imprenable. Ces foutus Mauel ne s'attendront pas à deux attaques consécutives. Comme si moi j'allais prendre la fuite! Je vais tuer cet homme et tu vas m'y aider. Si tu t'avères utile, je te garderai en vie.
- Croire la parole d'un apostat n'est pas dans mes habitudes, répliqua le mage d'une voix rauque et presque éteinte.
- Et pourtant j'ai probablement plus d'honneur que tes semblables. Canos meurt aujourd'hui et tu restes en vie. Equitable, non?
La mort de ce Général serait un coup dur pour les mages. Il avait trop de pouvoir, trop d'influence ; sa réputation serait anéantie lorsqu'on saurait qu'il avait été exécuté dans sa propre demeure par un ennemi recherché depuis dix ans. Les mages ne devraient avoir ni armée, ni pouvoir politique. Ils étaient des abominations au pouvoir trop grand, ils devaient être contrôlés, recensés, exclus des terres sacrées. Leur lien avec le monde des morts les unissait aux tréfonds de la Terre, aux créatures les plus viciées par l'enfer.
Le renégat voulait restaurer l'ancien Ordre des Sages et opprimer les mages comme il se devait. Ils étaient trop dangereux, ainsi lâchés en liberté. Fut un temps où ils étaient pris à leur famille pour être placés sous surveillance dans les forteresses de l'Ordre, traqués lorsqu'ils osaient fuir, exécutés lorsqu'ils lançaient un sort sans autorisation. C'était le temps de la sécurité. Car le renégat avait été témoin de leur libération et de leur montée au pouvoir. Il savait qu'un jour ou l'autre, ils feraient tomber le gouvernement et en prendraient le contrôle. Et si l'apostat tentait depuis plusieurs années d'anéantir l'empire, c'était surtout pour instaurer une démocratie, pas pour voir un foutu mage avec une couronne.
Sans un mot, l'apostat prit le bras de son captif et le releva prestement, avant de lui tendre sa main.
- Mon nom est Kieran, fillette. Et je suis ton nouveau meilleur ami.
Sans un mot, le mage accepta la poignée de main.
- Lugien Seriketh. J'accepte votre marché pour l'instant.
Le renégat eut un sourire en entendant les deux derniers mots et acquiesça. C'est qu'il avait du cran, le petit.
Ils se mirent rapidement en route et contournèrent la forteresse pour accéder à la face nord dépourvue de falaise avant de remonter la haute colline. La tour des dortoirs se dressait non loin, haute et penchée, comme prête à s'écraser sur les remparts à tout instant.
- Et maintenant? demanda le mage, sceptique et essoufflé après leur longue marche fastidieuse sous le soleil.
- Maintenant tes petits bras frêles vont souffrir. Fais comme moi - exactement comme moi. Et en silence.
Après s'être approchés des murs en se camouflant grâce aux arbustes et rochers disséminés sur la colline, l'apostat commença à escalader, s'accrochant à chaque brique qui dépassait de quelques millimètres et lui offrait une prise suffisante - du moins, suffisante pour un bon grimpeur tel que lui, réalisa-t-il en voyant son comparse resté en bas. Le vermisseau n'était déjà pas assez grand pour atteindre la première brique que le renégat avec utilisée comme prise, et ses doigts glissaient inévitablement sur les autres qu'il agrippait désespérément pour monter. Avec un soupir, Kieran redescendit rapidement, prit violemment le bras du jeunot et le hissa sur son dos avant de se remettre à grimper avec vélocité. Si l'envie prenait à ce mage de profiter de la situation et de le tuer, ils tomberaient tous deux, et la vivacité du soldat les avait déjà hissés assez haut pour qu'il fût trop tard pour une quelconque tentative de la part du Mauel.
- Et que se passe-t-il une fois sur les remparts? chuchota ce dernier à l'oreille du hors-la-loi. Il n'y a rien de moins discret que de débarquer sur le chemin de ronde.
L'apostat ne répondit pas. Il sentait dans sa bouche le goût du sang qui se déversait en grande quantité. Le poison des pétales d'Artine ne pourrait être retardé encore très longtemps.
- J'ai pas le choix, murmura finalement le renégat. Les soldats sur les remparts sont des arbalétriers. Leurs carreaux sont empoisonnés et ils ont tous un antidote au cas où ils seraient assez idiots pour se blesser avec leur propres armes. Il va me falloir plusieurs de ces doses.
- Donc vous comptez laisser des cadavres derrière vous. Rien de bien discret, vous en conviendrez.
- Garde tes commentaires, ton rôle ne sera que de me guider une fois dans la forteresse, pas de contester mes choix.
Il se tut lorsqu'ils arrivèrent en haut des remparts. La prise du mage autour de son cou s'était resserrée et il sentit l'odeur de la peur émaner de son guide. L'apostat s'immobilisa un instant, avant de pousser sur ses pieds et d'agripper le haut du rempart, s'y hissant sans difficulté. Rapidement, il se délesta de son fardeau qui tomba au sol dans un bruit sourd et lança une de ses lunes acérées dans la tête du soldat le plus proche, qui lui tournait le dos. Lui volant son arbalète, il fit volte-face et éjecta le carreaux droit dans le coeur du deuxième. La grande tour du dortoir les camouflait à la vue des autres soldats sur le chemin de ronde, mais ils ne pouvaient rester très longtemps. Le déserteur se contenta alors des deux doses d'antidote et retourna auprès de son acolyte qui venait à peine de se relever. Il regardait les dépouilles de ses deux camarades, étonnés qu'ils n'eussent pas eu le temps de sonner l'alerte ou même de tirer un carreau.
- C'est là que ça devient amusant, lâcha le renégat en attrapant le dos de l'uniforme du Mauel et de se jeter au-dessus du vide.
D'une main, il attrapa le bord du balcon de la tour penchée, tirant vers le haut le mage qui s'agitait inutilement pour qu'il pût l'imiter. Kieran se hissa habilement au-dessus de la rambarde avant d'être repéré et attrapa les poignets de son acolyte pour l'aider à le rejoindre.
- Vous auriez pu me prévenir, haleta-t-il en mettant ses mains tremblantes sur ses genoux.
Le déserteur le gratifia d'une grande tape dans le dos.
- Tu m'as pas vraiment prévenu qu'il faudrait sauter, hier. Oeil pour oeil, dent pour dent, ajouta-t-il avec un petit rire moqueur. Reprends-toi, soldat, tu es en mission, maintenant.
Sans un mot, le mage aux cheveux blancs ouvrit la grande porte de bois et pénétra dans le dortoir sans hésitation - il semblait qu'il était obligatoirement vide dans la journée. Les lits s'alignaient, semblables et ordonnés, sans aucune trace d'effets personnels. L'on eût difficilement deviné que des gens dormaient là depuis des années.
- Attends! ordonna le renégat en posant sa main sur l'épaule du Mauel. Dis-moi où on va.
- Voir Samuel Canos, comme vous l'avez demandé.
A présent qu'il était à l'intérieur de la forteresse, il était plus difficile encore de mettre de côté la suspicion qui brouillait son sens pratique. L'apostat était un homme pragmatique, non un couard, aussi haussa-t-il les épaules, se disant qu'il saurait se sortir de n'importe quel piège, de toute manière.
- Croyez-le ou non, je serai tout aussi heureux que vous de voir cet homme mort, ajouta le mage, comme pour rassurer son acolyte. Si je vous trahis, ce sera après que vous lui ayez tranché la tête.
Provocation, inconscience ou simple plaisanterie, les dernières paroles du gamin arrachèrent un grognement au hors-la-loi. Il suivit cependant le Mauel à travers les couloirs déserts et l'escalier en colimaçon.
- On va passer par les cuisines, c'est le seul moyen de ne pas pénétrer dans la cour ; elles relient les tours pour éviter aux serviteurs de passer dehors lorsqu'il est l'heure de servir les repas.
- C'est bientôt l'heure du déjeuner, ce sera bondé.
- Oui, mais d'employés seulement. Si vous préférez passer par la cour, attendez-vous à combattre la totalité de nos soldats.
- Et tu crois que les employés ne sonneront pas l'alarme? railla Kieran en levant les yeux au ciel.
- Ils le feront. Ce qui nous donnera environ trois minutes de plus que si l'on se retrouvait directement encerclé de soldats dans la cour. Nous avons besoin que Samuel Canos rejoigne son poste pour l'atteindre, ce qui n'arrivera que si l'alarme est déclenchée. J'ai dit que je vous ferais entrer et vous guiderais vers votre cible, pas que je vous ferais sortir.
L'apostat ne mit qu'une fraction de seconde avant de réagir, plaquant Lugien contre le mur pour le regarder dans les yeux, s'appliquant à revêtir son masque d'impassibilité, comme chaque fois qu'il faisait face à un potentiel ennemi.
- Te fous pas de moi, mage, déclara-t-il d'une voix maîtrisée. Ta race me fait vomir et je me laisserai pas avoir par tes combines à deux sous. Si tu crois qu'un être inférieur tel que toi peut...
- Du calme, je dis simplement que je compte sur vos talents de guerrier pour nous sortir d'ici. Travail d'équipe, ajouta-t-il avec un sourire. Je sais que vous n'escomptiez pas vous échapper avec discrétion après avoir tué le Supérieur Mage. Vous êtes armé jusqu'aux dents et vous avez bu vos antidotes. Il est temps de prouver vos capacités.
L'apostat aurait volontiers tordu le cou du petit impertinent s'il n'avait pas eu besoin de lui pour atteindre Samuel Canos. Apparemment, ce dernier ne dirigeait pas les opérations depuis le lieu que Kieran avait attaqué la première fois. Même s'il avait réussi à atteindre la Haute Tour la veille, le déserteur n'aurait pu accomplir sa mission ; Canos lui aurait échappé. Le destin avait mis ce jeunot sur son passage pour l'aider dans sa quête et il comptait bien profiter de cette chance. Aussi lâcha-t-il sa victime avec une pointe de regret et lui emboîta le pas.
Sitôt qu'ils pénétrèrent les cuisines, une vague de panique déferla et la foule qui s'affairait autour des fourneaux cria et se dirigea vers la porte opposée. Ils bloquaient l'issue que les deux acolytes devaient franchir, aussi le renégat tira-t-il une flèche explosive de sa botte et agrippa la corde de son arc passé par-dessus sa tête et sous son bras, le brandissant avec un sourire de contentement. Il avait obtenu cet arc et ces runes contre ce qu'il avait de plus précieux. Il lâcha la flèche qui explosa le mur à la gauche de la foule. Cette diversion eut l'effet attendu et les employés se précipitèrent dans une autre direction, préférant échapper au mur de briques qui s'écroulait plutôt qu'aux deux intrus, qui se frayèrent un chemin aisément et montèrent les escaliers de la seconde tour, avalant les marches sitôt que le cri d'un cor retentit dans la cour.
- Et maintenant ?
- On se cache, le temps que Canos atteigne son poste de défense.
- Où ça ?
Le gamin ne prit pas même la peine de répondre. Au lieu de ça, il lui attrapa le bras et bifurqua dans un petit couloir sombre au lieu de continuer à monter les escaliers. Kieran aurait pu aisément se défaire de son emprise, mais il savait analyser les gens ; la posture et la précipitation du gosse lui prouvaient que son but était le même : échapper aux gardes.
- Défoncez-la, ordonna-t-il lorsqu'ils atteignirent une porte.
- Très discret, commenta le renégat avant de s'exécuter.
Le verrou explosa mais le bois de la porte tint bon, aussi la referma-t-il derrière eux en espérant que personne n'aurait l'idée de l'ouvrir. Il y faisait un noir d'encre, aussi décrocha-t-il la fine chaîne d'argent qui pendait à son cou et murmura l'incantation au-dessus de la petite pierre bleuâtre qu'il portait en permanence. Elle s'activa et baigna la pièce dans une douce lueur bleutée. La pierre permettait au porteur de voir dans le noir durant plusieurs heures. Encore un enchantement qu'il n'avait de cesse d'utiliser. S'il avait été mage, il aurait été puissant sans aucun doute. Mais, par tous les dieux, heureusement ce n'était pas le cas. Il ne connaissait qu'une dizaine de runes qui pouvaient s'activer par des non mages. Il était dit qu'il en existait plus de trente, mais malgré ses recherches, Kieran n'avait pas trouvé trace des vingt autres. Dix lui avaient été révélées, en échange d'une petite âme morcelée par la souffrance. Un bien petit sacrifice.
- Approche ! ordonna-t-il à... Lugien, se souvint-il. Tends ta main.
La chaîne agissait comme conducteur, aussi Kieran tint-il un bout de la chaîne et présenta l'autre au mauel, qui referma sa main parfaitement minuscule – comment pourrait-il un jour tenir une épée ? - sur le fin fil d'argent avec une moue étonnée lorsque la pièce s'éclaira.
- N'allons-nous pas être repérés ? demanda-t-il d'un ton inquiet avec un regard vers la porte.
- Non. la lumière n'agit que pour toi et moi. Techniquement, elle n'existe même pas. C'est une illusion placée dans notre esprit qui accroît nos capacités.
- J'ai étudié ces enchantements en cinquième année.
L'apostat eut une moue de dédain.
- Des putains d'écoles pour mage, marmonna-t-il pour lui-même. Et pourquoi pas leur apprendre comment faire exploser le monde, tant qu'on y est ?
Ils entendirent le bruit familier de bottes d'acier qui montaient les escaliers. Lorsqu'enfin le silence fut revenu, Kieran rattacha la fine chaîne d'argent autour de son cou et sortit de la pièce. Trois étages plus haut se trouvait son objectif : Canos. Protégé par une vingtaine d'hommes si on en croyait Lugien, qui était justement en train d'énumérer tous les dangers qu'ils allaient affronter. Kieran fit mine de ne pas lui prêter attention alors qu'ils se faufilaient silencieusement dans le couloir pour rejoindre l'escalier, mais il écoutait avec attention, se rappelant des six flèches qu'il possédait, du katana imperméable à toute magie, à son épée tranchante et, surtout, la comptine magique qu'il avait appris étant enfant et qui pouvait guérir bien des plaies pour peu qu'on possédât le cristal qui ne quittait jamais son cou. Pour quelqu'un qui haïssait les mages de tout son être, il se savait terriblement hypocrite d'utiliser ainsi la magie. Mais tel était son idéal : les mages enfermés, condamnés à mettre leur art au service de la république, de la démocratie. Combattre le mal par le mal, se mettre à niveau. Toutes les excuses étaient bonnes pour justifier le sacrifice qu'il avait fait autrefois pour obtenir d'un démon tout ce qu'il possédait à présent. Jamais il n'aurait admis que seule la soif de pouvoir l'avait mené dans cette voie.
« Un monde où les mages sont enfermés et où la démocratie règne n'existe pas » lui avait un jour soufflé sa femme. Peut-être était-ce vrai. Peut-être idéalisait-il un peu. Mais pour l'instant, tout ce qui comptait était de mettre fin à l'empire et au statut trop peu mérité des mages dans la politique. Kieran allait réinventer le gouvernement. Peu importait le prix à payer.
